Au cours de nos recherches, nous nous sommes interrogés sur
le déroulement pratique d’un voyage en Egypte pour les premiers photographes au
XIXe siècle. Les références fréquentes aux difficultés d’une traversée de la
Méditerranée par voie maritime dans les ouvrages sur la photographie en Egypte
au XIXe siècle sont assez peu précises et souvent tirées des impressions de
Gustave Flaubert lors de son voyage avec Maxime du Camp. C’est pourquoi nous
avons voulu en connaître davantage sur les conditions réelles d’un voyage de
l’Europe jusqu’aux côtes de l’Egypte.
Selon Maurice Ezran, le voyage en Orient au début du XIXe
siècle est encore très éprouvant. Le voyage en mer est long, dangereux du fait
des pirates et les dates d’arrivée ne sont pas fixes. L’auteur indique
également que l’introduction de la machine à vapeur dans la marine révolutionne
le déroulement de la traversée de la Méditerranée. En 1800, un trajet de
Marseille à Alexandrie par voie maritime prend un mois, en 1840 quinze jours,
en 1850 huit jours et en 1860 six jours.[1]
D’après Nissan Perez, la première ligne régulière Marseille Alexandrie en
bateau à vapeur est inaugurée en 1835.[2]
Mais si la traversée est longue, le trajet pour Marseille
n’est pas non plus des plus courts. Dans le cas d’un voyage entre Paris et
Marseille, passage obligé pour un nombre important de photographes français
puisqu’ils sont majoritairement parisiens, l’établissement d’une ligne de
chemin de fer est assez tardive. En 1849, cette ligne n’existe pas encore et du
Camp et Flaubert mettent trois jours pour atteindre Marseille.[3]
La navigation à vapeur est heureusement plus précoce que le
rail. En 1839 est publié le livre de l’architecte du gouvernement français
Marchebeus, qui relate la première traversée au long cours d’un paquebot à
vapeur en Méditerranée, le François 1er en 1833. Le navire fait
escale en Sicile, à Malte, dans les îles ioniennes, en Grèce, en Turquie et en
Asie Mineure. Marchebeus indique que « Malte présente toutes les
commodités de nos villes les mieux habitées, (…) les hôtels sont bien tenus et
pas trop chers ».[4]
La petite île de Malte est importante quelques années plus tard pour les
voyageurs européens en partance pour l’Egypte car elle constitue la seule
escale entre Marseille et Alexandrie, avant que ne soient crées les premières
liaisons directes. En fin d’ouvrage, Marchebeus intègre de nombreux
renseignements pratiques sur les différentes compagnies de navigation à vapeur
en Méditerranée, en évoquant par exemple les tarifs, les lieux d’escale et les
différentes lignes disponibles. Bien que l’auteur ne mentionne pas la date
d’ouverture de ces différents services, l’année 1835 est une bonne estimation
pour les débuts de la navigation à vapeur en Méditerranée. En France, le
service des paquebots à vapeur de l’administration des Postes de France dans la
Méditerranée propose trois lignes : la première relie Marseille à Malte,
par Livourne, Civita-Vecchia et Naples. La deuxième relie Malte à
Constantinople, par Syra (une île grecque), Smyrne et les Dardanelles. Enfin,
la troisième relie Athènes à Alexandrie, par Syra. Se rendre de Marseille à
Alexandrie signifie donc emprunter successivement les trois lignes, entre 1835
et le début des années 1840. Marchebeus ajoute également que dix paquebots à
vapeur de 160 chevaux, « commandés par des officiers de la marine
royale, et montés chacun de cinquante hommes d’équipages », sont
affectés aux lignes méditerranéennes.[5]
A leur bord, on trouve trois différentes classes, avec à priori tout le confort
nécessaire pour les passagers de première classe, disposant de domestiques,
d’un maître d’hôtel, de chambres et de salons spacieux. Pour ne pas surcharger
le navire, le poids des bagages est limité, dégressif en fonction de la classe.
Sur le tableau des tarifs des places concernant la navigation française, on
peut lire qu’un itinéraire Marseille Alexandrie est estimé à 598 lieues
marines, que le prix de la première classe est de 440 francs de l’époque, 260
francs en deuxième classe et 140 francs en troisième classe. De plus, le prix
des bagages au-delà du poids accordé est d’environ six francs par dix kilos
supplémentaires.[6] En ce qui
concerne la fréquence des traversées, trois navires partent des différentes
escales chaque mois.[7]
Marchebeus fournit également des renseignements sur
le service de la navigation des paquebots à vapeur de Naples, qui équipe deux
bâtiments, le François 1er et le Royal-Ferdinand, pour desservir
Naples, Marseille, la Sicile et les nombreux ports de l’Italie. Ce service
italien ne dessert pas l’Egypte, ce qui n’est pas le cas du service des bateaux
à vapeur autrichiens, qui fournit une liaison entre Trieste et Alexandrie au prix
de 130 florins la première classe et 89 florins la deuxième classe.[8]
A l’époque des premiers daguerréotypes, se rendre en Egypte
en traversant la Méditerranée est donc une entreprise éprouvante et longue.[9]
A la fin des années 1850, on apprend grâce au premier guide Joanne que les
liaisons avec l’Egypte sont mieux assurées : de Marseille, les navires
français relient Malte en trois jours, puis Alexandrie en quatre jours, soit
une traversée de sept jours. Les compagnies les plus importantes sont les Messageries
impériales françaises, le Lloyd autrichien, la Compagnie impériale et royale du
Danube etc. Concernant le service français, il part de Marseille un dimanche
sur deux un navire pour l’Egypte et la Syrie : il dessert Malte,
Alexandrie, Jaffa et Beyrouth. Hardis, les responsables des Messageries
impériales françaises incluent même les heures d’arrivée dans les différents
ports.[10]
Le retour s’effectue par la même ligne : un dimanche sur deux à 17 heures,
le vapeur de Beyrouth fait escale à Alexandrie, et appareille pour Malte le
mardi à 10 heures. Quatre classes sont disponibles pour les passagers ;
des remises sont accordées aux familles de plus de trois personnes.
Tableau 7. Tarifs des
Messageries impériales françaises à partir de Marseille (en francs et par
personne).
Classe |
Malte (direct) |
Alexandrie |
Jaffa |
Beyrouth |
Première |
253 |
505 |
548 |
582 |
Deuxième |
183 |
328 |
385 |
409 |
Troisième |
110 |
205 |
236 |
250 |
Quatrième |
58 |
105 |
123 |
130 |
Source : Emile Isambert,
Adolphe Joanne, op. cit., p. XXXVII.
Le prix du voyage est plus élevé qu’en 1840, mais
l’existence de la quatrième place permet aux européens les moins délicats
d’atteindre l’Egypte à moindre coût. On retrouve par ailleurs la ligne de
Trieste à Alexandrie des services maritimes du Lloyd autrichien, pour laquelle
un vapeur quitte Trieste le 11 et le 27 de chaque mois à dix heures, et fait
escale à Corfou ; le trajet dure entre cinq et six jours.[11]
Il est également fait mention d’une ligne à destination des voyageurs
britanniques, dirigée par la Compagnie péninsulaire et orientale anglaise, qui
relie Southampton à Alexandrie via Gibraltar et Malte en douze jours. Une autre
ligne de la même compagnie relie Marseille à Alexandrie par Malte en seulement
cinq jours, soit deux à trois jours de moins que les Messageries impériales
françaises. La rivalité franco-britannique est toujours tenace, comme l’atteste
le commentaire laconique des auteurs du guide Joanne sur les deux lignes
britanniques ; selon eux, il y a rarement de la place, et les vapeurs
« manquent du confortable auquel sont habitués les français, et leur
prix est très élevé. »[12]
Dans le guide Joanne de 1873, il est fait mention d’un Tour complet
de la Méditerranée, proposée par les Messageries impériales françaises au prix
de 1285 francs en première classe, 881 francs en deuxième classe, 477 francs en
troisième classe et 280 francs en quatrième. Une remise de 10% est accordée
pour les billets aller-retour. Le « Grand Tour » est alors estimé
entre 2000 et 3000 francs en deuxième classe, pour un périple de 70 jours en
Grèce, Turquie, Egypte et Syrie. Pour le même itinéraire sur trois à cinq mois,
il faut compter entre 3500 à 4000 francs.[13]
Par ailleurs, la fréquentation du port d’Alexandrie est de plus en plus
importante : de 1863 à 1872, 32433 bâtiments de toute espèce y sont
entrés.[14]
A la fin des années 1870, les moteurs augmentent en
puissance et la durée des trajets diminue : les 1150 kilomètres de
l’itinéraire classique de Marseille à Alexandrie par Malte sont parcourus en
seulement 72 heures, au lieu de la semaine auparavant nécessaire.[15]
De nouvelles lignes relient Alexandrie, comme la ligne des Messageries
impériales françaises partant de Marseille chaque semaine et faisant escale à
Naples, la ligne anglaise hebdomadaire reliant Venise à Alexandrie, par
Brindisi et Ancône, la ligne italienne tri-mensuelle entre Gênes et Alexandrie
par Naples ou encore la ligne égyptienne mensuelle entre Constantinople et
Alexandrie via Syra.[16]
On s’aperçoit donc que le voyage jusqu’en Egypte au XIXe
siècle n’est pas forcément le pérIple difficile dont de nombreux voyageurs se
sont vantés. Le développement des transports maritimes accompagne celui des techniques
photographiques ; les daguerréotypes d’Egypte sont très peu nombreux
aujourd’hui non seulement parce que cette technique est la première à être mise
au point, mais aussi parce que les moyens pour se rendre en Egypte sont encore
très rudimentaires entre 1839 et 1845. Mais dès le milieu des années 1850, les
lignes de navigation à vapeur sont suffisamment développées pour que de
nombreux voyageurs, et parmi eux des photographes occasionnels ou
professionnels, viennent visiter l’Egypte.
Se déplacer en Egypte n’est pas forcément fastidieux comme
on le pense trop souvent pour l’époque qui nous intéresse. La première raison
est tout d’abord la morphologie même du pays, dont le réseau de voies
navigables est très développé : le Delta renferme de très nombreux canaux,
et le Nil dessert une grande partie des curiosités archéologiques de l’Egypte.
La seconde raison est l’installation précoce d’un réseau de chemin de fer, dont
ont pu bénéficié les praticiens du négatif papier, à l’exception de du Camp ou
de Greene par exemple.
Au-delà de ces deux principaux moyens de transport, il faut
aussi évoquer le réseau routier, qui a permis à de nombreux photographes de se
déplacer à dos de chameau, de cheval ou d’âne. Les routes et les chemins ont
également permis l’utilisation des laboratoires ambulants. Gustave Flaubert et
Maxime du Camp arrivent trop tôt en Egypte pour connaître le rail
égyptien ; pour se déplacer en dehors des voies navigables, ils utilisent
les diligences ou leurs propres montures. Les principaux inconvénients pour ces
deux moyens de transports sont la faible vitesse concernant l’usage de bêtes,
et l’inconfort pour les voitures qui sont tractées sur des routes bien souvent
caillouteuses. La route en Egypte est d’ailleurs souvent délaissée en terme
d’entretien ou de construction au profit des canaux ou bien du rail. Dans les
villes, sur les chemins du delta ou longeant le Nil, l’âne est une moyen de
transport courant, peu onéreux. Vers la fin des années 1850, on peut louer une
bête pour 1,5 piastre l’heure, ou six piastres la journée, avec quelques paras
de baghchich à l’ânier.[17]
L’utilisation du cheval est moins courante. Les chameaux et les dromadaires
sont bien utiles pour traverser des zones très désertiques, comme par exemple
l’itinéraire entre le Caire et Suez.[18]
En Egypte, quand il n’y a plus de routes et pas encore de
voie ferrée, reste souvent la possibilité d’emprunter l’un des nombreux canaux
que le pays possède. Avant que le rail ne relie Alexandrie au Caire, on préfère
monter dans un vapeur qui emprunte le canal Mahmudieh. Les canaux sont
regroupés dans le Delta du Nil, mais ceux-ci sont peu empruntés par les
photographes, cette région ne comportant que très peu de vestiges
archéologiques.
La priorité est
naturellement donnée au parcours sur le Nil, dont le trajet immuable s’effectue
à l’aller du nord au sud, et au retour dans le sens opposé.
Figure 11 : Auguste Bartholdi. Déjeuner sur le Nil
(détail). 1855, papier salé. Musée Bartholdi, Colmar.
Source : Nissan Perez, op.
cit., p. 65.
La taille des
embarcations à voile qui parcourent le Nil est assez importante ; Maxime
du Camp évoque la cange qu’il a louée avec Gustave Flaubert, et explique
également son mode de déplacement, différent selon la remontée ou la descente
du Nil : « nous avions loué une cange ou dahabieh, grande barque
pontée, munie à l’arrière d’un habitacle contenant quatre chambres et montée
par douze hommes d’équipage, un reïs – patron -, et un timonier. On remonte le
Nil à la voile ; lorsque le vent tombe, les hommes fixent une cincenelle
au mât, se jettent à l’eau, gagnent la terre à la nage et halent le bateau. (…) ».
Pour le retour, « on arme les avirons et on descend le fleuve en
ramant. ».[19]
L’arrière-pont des dahabiehs est souvent recouvert d’une voile, comme
l’illustre la figure 11, ce qui permet de créer une sorte d’atelier propice aux
peintres ou aux photographes.[20]
Vers la fin des
années 1850, le coût moyen mensuel de la location d’une grande barque pour
remonter et descendre le Nil est compris entre 1200 et 1800 francs. Le prix des
dahabiehs, de dimension plus modeste, est inférieur et établi en fonction de la
saison : élevé en automne, le tarif chute en décembre et atteint un
minimum en janvier. Les voyageurs les moins fortunés peuvent également
emprunter l’un des 110 bateaux à vapeur égyptiens qui assurent le service de
transport sur le Nil.[21]
Il leur en coûte alors 900 francs par personne du Caire à Assouan, ou 1200
francs du Caire à la seconde Cataracte. Cependant, ce service à vapeur est
momentanément interrompu en 1861, suite aux réclamations des bateliers du Nil.[22]
Dans les années 1860, le creusement du canal de Suez est le prétexte du
développement du transport fluvial ; sous Isma’il, 112 canaux sont
creusés, ce qui représente une distance de 8400 miles.[23]
En 1861, le guide Joanne conseille une expédition de Suez à Péluse, afin
d’observer à dos de chameau le tracé du futur canal de Suez ainsi que l’avancement
des travaux. La visite des vestiges de l’ancien canal reliant le Nil à la Mer
Rouge et remontant aux derniers pharaons est également conseillée.[24]
Vers le milieu
des années 1870, le service de bateau à vapeur sur le Nil, concédé à M. Thomas
Cook[25]
et fils par l’administration du Khédive, créé une hausse importante du nombre
de voyageurs, et marque les débuts en Egypte de ce que l’on peut définir comme
le tourisme. Le premier service relie le Caire à Assouan, de décembre à
mars ; l’aller-retour dure vingt jours et coûte environ 1200 francs, avec
la nourriture, les guides et les visites compris. Chaque bateau embarque une
trentaine de voyageurs. Le second service relie l’île de Philae et Ouady Halfa,
à la seconde cataracte. Le trajet aller-retour dure quinze jours et coûte entre
860 et 1000 francs. Les bateaux, plus petits, embarquent entre douze et quinze
personnes. Le rédacteur du guide Joanne de 1878 note que « ce mode de
transport convient aux voyageurs qui sont seuls ou qui reculent devant la dépense
de temps et d’argent qu’entraîne le voyage en barque particulière ; il
leur procure l’avantage de n’être à la merci, ni du vent, ni des gens qui les
accompagnent, et leur épargne des incertitudes et des ennuis ; il donne
aux simples touristes le temps nécessaire pour visiter les monuments et leur
permet de prendre un aperçu très-suffisant du pays. »[26]
L’ère de la
navigation à voile sur le Nil est donc révolue, ce qui procure quelques regrets
à certains anciens photographes. En 1882, Maxime du Camp indique dans ses Souvenirs
littéraires sa circonspection envers la simplicité d’un tel voyage sur le
Nil au début des années 1880 : « récemment, j’ai reçu un
prospectus qui m’a édifié sur les facilités que l’Egypte offre actuellement aux
voyageurs : des bateaux à vapeur remontent le Nil, s’arrêtent là où il est
convenable de s’arrêter ; à bord il y a un cicerone qui fournit les
explications, un cuisinier qui fournit les repas, un médecin qui fournit les
ordonnances ; tout est prévu, tout est réglé ; à telle heure on
déjeune, à telle heure on admire, à telle heure on dîne, à telle heure on
dort : le tout au plus juste prix. Quatre-vingts livre sterling pour aller
du Caire à la seconde cataracte, c’est-à-dire 2000 francs ; c’est très bon
marché, mais l’initiative individuelle disparaît, et en voyage c’est surtout ce
qu’il faut réserver. »[27]
Si
l’introduction de la vapeur dans la navigation sur le Nil est assez tardive, la
construction du chemin de fer en Egypte est très précoce : le pays est le
premier du Moyen-Orient à s’équiper de lignes de chemin de fer, dont la
technologie est d’origine occidentale. Cette primauté est à mettre en relation
avec les liens forts entre l’Egypte et l’Europe, déjà mis en valeur
précédemment.
Il convient de
noter que le train est un moyen de transport encore jeune dans les années
1850 ; le chemin de fer entre Liverpool et Londres n’est achevé que vers
1837, alors que la Grande-Bretagne est le berceau technologique du chemin de
fer.[28]
En France, Flaubert et du Camp ne disposent pas encore d’une ligne entre Paris
et Marseille en 1849. Dans un ouvrage publié en 1858, Paul Merruau relate le
développement du chemin de fer en Egypte.[29]
Selon lui, ce sont les anglais qui proposent les premiers vers 1840 à Muhammad
‘Ali une ligne reliant le Caire à Suez, dans l’espoir de créer un axe
commercial jusqu’aux Indes. A la mort du pacha en 1849, le projet n’est
toujours pas réalisé ; le successeur Abbas 1er immobilise la
situation. Les anglais proposent alors une autre ligne reliant Alexandrie à
Suez ; à l’aide de leurs relations importantes avec Constantinople, ils
réussissent à infléchir le Pacha d’Egypte, rappelé à l’ordre par le sultan. En
1854, les travaux sont terminés. Sa’id, le nouveau pacha, réfléchit avec
Ferdinand de Lesseps à une nouvelle ligne reliant le Caire à Suez. Cependant,
le 1er janvier 1856 est ouverte une ligne plus importante pour notre
étude, puisqu’elle relie Alexandrie au Caire : désormais, les voyageurs
européens effectuant l’itinéraire classique en Egypte du nord au sud ne mettent
que peu de temps pour relier la capitale de l’Egypte. Le nouveau chemin de fer
n’a pas été difficile à réaliser : « cette partie de l’Egypte
offre une surface tellement plane qu’on a été dispensé d’y faire ce que l’on
est convenu d’appeler des travaux d’art : tunnels, viaducs, etc. »[30]
Au trajet en diligence ou à bord d’un vapeur, le train apporte le confort et le
gain de temps, ce que n’aurait pas refusé Maxime du Camp, qui écrit
d’Alexandrie en 1849 : « cependant j' étais contraint d' attendre
le départ du bateau à vapeur pour le Kaire, ce qui me retenait quelques jours
encore à passer à Alexandrie ; je voulus utiliser mon temps et me résolus à
faire le court voyage de Rosette. »[31]
En mai 1855, Sa’id décide de prolonger la ligne jusqu’à Suez. Les travaux
débutent en septembre de la même année, mais les 193 kilomètres de ligne ne
sont terminés qu’en 1858, date de publication de l’ouvrage de Merruau.[32]
Le chemin de fer
est une réussite économique en Egypte. En 1855, il rapporte déjà au gouvernement
égyptien 3 750 000 francs, et 5 400 000 francs l’année suivante.[33]
Cette tendance perdure jusqu’au XXe siècle : en 1914, les chemins de fer
égyptiens, d’une longueur totale de 1700 miles, sont le premier employeur du
pays, avec plus de 12000 travailleurs.[34]
Vers la fin des années 1850, le service est journalier entre
Alexandrie, le Caire et Suez ; des embranchements se trouvent à Zaggazig
pour Benâ’l Assal, à Samanoud pour Tantah, tandis qu’à Alexandrie la ligne pour
Mariout est exclusivement réservée au vice-roi.[35]
Quatre trains journaliers relient Alexandrie au Caire dans les deux sens en six
ou sept heures, selon la locomotive ; la première classe coûte 41 francs,
la deuxième classe 27 francs et la troisième classe 10 francs cinquante. Le
train est emprunté autant par les touristes que par les égyptiens.[36]
Un seul train relie chaque jour le Caire à Suez en cinq heures, un gain de
temps non négligeable en comparaison des seize heures à dos de chameau
effectuées par William Holt Yates en 1843. Les tarifs sont identiques à ceux de
la ligne Alexandrie le Caire. Les différents modes de transport se
côtoient : « de temps à autre quelques chameliers arabes
s’arrêtent pour regarder passer avec stupéfaction cette file de quarante wagons
emportés vers la mer Rouge par une force invisible. »[37]
A la fin des années 1870, le réseau ferroviaire égyptien est
bien développé. De nouvelles lignes relient par exemple Alexandrie à Rosette en
trois heures, Tantah à Damiette en un peu moins de sept heures, le Boulaq à Assiout,
le Caire au célèbre Fayoum etc.[38]
Cependant, le trajet sur le Nil du Caire aux frontières du Soudan n’est pas
encore concurrencé par le chemin de fer : en 1878, seule une partie du
trajet entre le Boulaq et Kénèh est réalisable en train, environ 200 kilomètres
jusqu’à Assiout. La croisière sur le Nil peut ainsi se développer à loisir.
Si la diligence, le rail ou le bateau à vapeur sert le
voyageur photographe dans ses déplacements, il possède également quelques
moyens pour communiquer dans ou hors de l’Egypte. Cela est fort utile pour des
photographes, qui peuvent ainsi se faire expédier du matériel depuis l’Europe.
Le système de poste est encore jusqu’au dernier quart du
XIXe siècle assez archaïque. Les lettres qui proviennent d’Europe en Egypte
utilisent le même moyen de transport que celui des voyageurs, à savoir la
navigation à vapeur européenne.[39]
Après Alexandrie, elles sont acheminées à leur destinataire suivant les moyens
de transport existants. Début mai 1843, Gérard de Nerval écrit du Caire à son
ami Théophile Gautier que dans cette ville il faut écrire trois lettres pour
qu’une arrive ; cependant, une lettre adressée à son père montre que la
situation est moins catastrophique qu’en Syrie : « je ne sais si
tu auras reçu mes dernières lettres d’Egypte et de Syrie, mais il faut au moins
deux mois pour faire parvenir des nouvelles de ce dernier pays. (…) Il
n’y a ni bateau à vapeur ni poste française si ce n’est par le consul. »[40]
En 1850, Maxime du Camp est assez critique sur l’organisation pédestre de la
poste en Egypte. Il interpelle ainsi le lecteur : « j' ai entendu
le bruit d' une sonnette, je me suis retourné et j' ai vu un homme qui courait.
(…) C' est un courrier de la poste ; il se presse en agitant sa clochette, chacun
se range et le salue au nom de Dieu ! Tu vois, cher ami, que la civilisation
marche lentement dans ces bonnes contrées du Nil. Voilà un pays qui a des
bateaux, des chevaux, des dromadaires rapides, et qui en est encore au système
postal inventé par Cyrus, cinq cent soixante ans avant Jésus-Christ. »[41]
Flaubert, quant à lui, envoie des lettres à sa mère tout au long de son voyage
en Orient. D’ailleurs, le 3 mai 1850, il lui écrit de Thèbes pour lui faire
savoir qu’il fait partir un courrier à cheval dans une ville indéterminée afin
de lui rapporter ses lettres s’il y en a.[42]
Au Caire, on trouve une poste européenne dans le quartier des étrangers, le
Mousky. Dès son ouverture, la ligne de chemin de fer entre Alexandrie et Suez
via le Caire assure un service postal. Pour le sud de l’Egypte, les délais sont
plus longs : le port d’une lettre prend sept jours du Caire à Thèbes, et
neuf jours du Caire à Assouan.[43]
Le télégraphe est un autre moyen plus moderne pour
communiquer. La technique est récente : le câble télégraphique sous-marin
reliant la Grande-Bretagne à l’Irlande n’est par exemple installé qu’en mai
1853.[44]
A la fin des années 1850, s’il le télégraphe atteint Malte et Constantinople,
l’Egypte n’y est pas encore relié.[45]
Cependant, le pays dispose déjà d’une ligne télégraphique entre Alexandrie, le
Caire et Suez. Vers 1875, le télégraphe remonte jusqu’en Nubie, et dessert les
principales villes d’Egypte.[46]
Une ligne relie également l’île de Malte, ce qui permet des communications avec
l’Europe. De Suez, on peut télégraphier des messages jusqu’à Aden.[47]
En Basse Egypte et au Caire, le service télégraphique se fait en français,
italien et en anglais, mais pas dans la Haute Egypte, ou seule la langue arabe
est acceptée.
Il ne faudrait pas conclure après ces quelques pages que la vie et les déplacements en Egypte sont choses aisées au XIXe siècle. Nous désirons cependant ajouter que la connaissance exacte des moyens de transport et de communication disponibles pour l’époque étudiée nous permet de mieux appréhender l’existence quotidienne, les difficultés et les commodités d’un voyageur photographe en Egypte dans les années 1850.
[1] Maurice Ezran, La France en Egypte. Histoire et culture, l’Harmattan, Paris, 1988, p. 153.
[2] Nissan Perez, op. cit., p. 30.
[3] « Le « Rapide » n’existait pas alors, et il y avait loin de Paris à Marseille ». Maxime du Camp, Souvenirs littéraires de Maxime du Camp 1822-1894, p. 115.
[4] Marchebeus, Voyage de Paris à Constantinople par bateau à vapeur, nouvel itinéraire orné d’une carte et de cinquante vues et vignettes sur acier, Amiot, Paris, 1839, np.
[5] Ibid., p. 270. Les navires sont les suivants : le Dante, l’Eurotas, le Léonidas, le Lycurgue, le Mentor, le Minos, le Ramsès, le Scamandre, le Sésostris et le Tancrède.
[6] Ibid., p. 273. Ce tableau est repris en annexe n° 2, p. 126-127.
[7] Ibid., p. 274 à 276. De même, ces dates sont reprises en annexe n° 3, p. 128-130.
[8] Ibid., p. 279.
[9] L’écrivain Gérard de Nerval se rend en Egypte fin 1842. Dans une lettre adressée à son père depuis Malte le 8 janvier 1843, il évoque sa traversée mouvementée de Marseille à Malte : « nous avons eu un temps affreux depuis Marseille, et nous avons mis huit jours pour ce trajet qui n’en veut que quatre ou cinq. » Il indique aussi son départ de l’île : « demain, à sept heures du matin, c’est le Minos qui nous reprend pour l’Archipel, car nous sommes forcés de faire un coude jusqu’à Syra avant d’arriver en Egypte. Il n’existe pas de trajet direct. » Gérard de Nerval, Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1989, p. 1389.
[10] Emile Isambert, Adolphe Joanne, op. cit., p. XXXVI.
[11] Ibid., p. XXXVIII.
[12] Ibid., p. 948.
[13] Emile Isambert, op. cit., p. XXXIV.
[14] Ibid., tome 2, 1878, p. 171.
[15] Ibid., p. 1.
[16] Ibid., p. 171 et 235.
[17] Emile Isambert, Adolphe Joanne, op. cit., p. 972.
[18] Le docteur William Holt Yates met environ seize heures en 1843 pour effectuer ce trajet à dos de chameau. Il indique trois routes différentes, dont une centrale, empruntée lors de l’expédition d’Egypte par les troupes de Bonaparte, et l’autre passant plus au sud, le long d’une chaîne de montagnes appelées D’gebel Adaka, et que la tradition propose comme l’une des routes possibles utilisées par les israélites lors de la fuite hors d’Egypte. Yates, op. cit., p. 576.
[19] Maxime du Camp, Souvenirs littéraires de Maxime du Camp 1822-1894, op. cit., p. 138.
[20] Agnes Rammant-Peeters, op. cit., p. 235.
[21] Emile Isambert, Adolphe Joanne, op. cit., p. 933 et 953.
[22] Ibid., p. 950 et 952.
[23] M. W. Daly (edited by), The
Cambridge history of Egypt. Modern Egypt from 1517 to the end of the twentieth
century, op. cit., p. 261.
[24] Emile Isambert, Adolphe Joanne, op. cit., p. 1011.
[25] Le premier bureau de voyage Cook ouvre en Egypte en 1845.
[26] Emile Isambert, op. cit., tome 2,
1878, p. 239.
[27] Maxime du Camp, Souvenirs littéraires de Maxime du Camp 1822-1894, op. cit., p. 137.
[28] Du 1er juillet au 31 décembre 1851, le rail anglais véhicule 47 509 392 voyageurs, pour une distance totale d’environ 9000 kilomètres, alors que 113 tués sont à déplorer dans plusieurs accidents. Cosmos, revue encyclopédique hebdomadaire des progrès des sciences, tome 1, Paris, 1852, p. 295.
[29] Paul Merruau, L’Egypte contemporaine, 1840-1857, de Méhémet Ali à Saïd Pacha, Didier, Paris, 1858, p. 93-110.
[30] Ibid., p. 104.
[31] Maxime du Camp, Le Nil, op. cit., p. 16.
[32] Paul Merruau, op. cit., p. 110.
[33] Emile Isambert, Adolphe Joanne, op.
cit., p. 934.
[34] M. W. Daly (edited by), The
Cambridge history of Egypt. Modern Egypt from 1517 to the end of the twentieth
century, op. cit., p. 261.
[35] Emile Isambert, Adolphe Joanne, op.
cit., p. 948.
[36] Ibid., p. 969.
[37] Ibid., p. 1010.
[38] Emile Isambert, op. cit., tome 2,
1878, p. LIV, 169, 170
[39] Par exemple, le port d’une lettre simple de Marseille à Alexandrie coûte 10 centimes vers 1840. Voir les tables tirées de l’ouvrage de Marchebeus, annexe n°2, p. 126.
[40] Lettres du 2 mai 1843 et du 25 juillet 1843. Gérard de Nerval, op. cit., p. 1395 et 1399.
[41] Maxime du Camp, op. cit., p.146.
[42] Gustave Flaubert, seizième lettre à sa mère, 3 mai 1850, in : Antoine Naaman , Les lettres d’Egypte de Gustave Flaubert, op. cit., p. 350.
[43] Emile Isambert, Adolphe Joanne, op. cit., p. 948.
[44] Cosmos, revue encyclopédique hebdomadaire des progrès des sciences, tome 2, Paris, 1852-1853, p. 681.
[45] Emile Isambert, Adolphe Joanne, op. cit., p. XXXIII.
[46] Emile Isambert, op. cit., tome 2, 1878, p. XXXVI.
[47] Ibid., p. 170. En 1863, on compte six lignes télégraphiques couvrant la distance totale de 582 kilomètres ; en 1878, 77 stations desservent un réseau télégraphique de 14203 kilomètres. Dans le même ouvrage, voir également p. 236-237.