Les produits de huilage du papier

 

Les produits testés par les photographes du XIXème siècle :

 

            La cire d'abeille, élément de choix

 

            Comme nous l'avons vu dans le chapitre du papier ciré sec, le premier à utiliser la cire vierge pour un usage photographique est Henry Fox Talbot[1]. C'est à lui que revient le mérite d'avoir choisi cette substance pour imprégner le négatif après traitement ; il en découlera son second traité du premier juin 1843 sur le fixage à l'hyposulfite de soude et le cirage du négatif.

            Ainsi, quand Le Gray réalise ses travaux sur le négatif papier avant 1850, l'emploi de la cire d'abeille est un choix par défaut. Or, il apparaît en dépouillant les nombreuses recherches sur d'autres produits de huilage, tant contemporaines qu'actuelles, que la cire d'abeille est un des éléments le plus judicieux et le mieux adapté au procédé du papier ciré sec. Il est donc intéressant d'étudier les propriétés physico-chimiques de ce corps.

 

            La cire d'abeille est le produit de la sécrétion des huit glandes cirières situées sur la face centrale de l'abdomen des abeilles ouvrières Apis Mellifica[2] ; le huitième est de la cire, le reste étant le miel. L'abeille utilise la cire, après mastication, pour construire les alvéoles de la ruche. Auguste Belloc nous indique qu'à l'époque de Le Gray, on trouve dans le commerce de la cire brute, ou cire jaune, extraite sans traitement des alvéoles de la ruche et simplement fondue dans de l'eau. Mais la cire qui intéresse les photographes est la cire vierge, ou cire blanche : c'est la cire brute ayant subie une purification et un blanchiment[3]. On trouvera en annexe la méthode du blanchiment traditionnel, qui consiste en une exposition de la cire à la lumière du soleil et à l'air libre, offrant une surface de cire maximale à l'air pour générer l'oxydation[4]. De nos jours, on peut aussi blanchir la cire chimiquement, à l'aide d'agents oxydants, tel le bichromate, le permanganate de potassium, les peroxydes etc.

            La cire d'abeille possède une composition complexe de plus de 300 molécules ; elle est constituée à 14% d'acides libres (acide cérotique C25H51COOH), à 13% d'hydrocarbures mais contient surtout 71% d'esters (mono, hydroxy, di et triesters), ou glycerides : les palmitate, palmitoléate, hydroxypalmitate et oléate d'alcools supérieurs[5]. Elle contient sous forme minoritaire les stérols (cholestérol etc.), les terpénoïdes et phéromones des abeilles et les composés volatils qui génèrent l'odeur caractéristique de la cire : des aldéhydes en C8, C9 et C10 ainsi que le furfural, le benzaldéhyde etc. Un lot de cire peut différer d'un autre, car la composition varie en fonction des seize variétés d'Apis Mellifica ; par ailleurs, d'autres types d'abeille existent, comme l'Apis florea et l'Apis cerena. On trouve aussi des différences en fonction de l'époque : la cire provenant des abeilles l'hiver, une saison où la production est bien moins élevée, contient 58% d'hydrocarbures et donc moins d'esters.

            La cire d'abeille est soluble dans le benzène à chaud, le diéthyl éther et le chloroforme. Elle est compatible avec les cires animales, les alcools, les glycerides, les acides gras et les hydrocarbures. Son point de fusion est compris entre 62 et 65°C, et son point de solidification entre 60 et 63°C ; sa densité est comprise entre 0,9272 et 0,9697. De par la présence des esters et des acides libres, la cire d'abeille est facilement saponifiable. Les produits de la saponification sont alors des alcools gras :

R1-COOR2  +  OH- à R1-COO-  + R2OH

            Cette réaction est totale, réalisée en milieu basique et à température ambiante. Les sels R1-COO- formés s'hydrolysent pour donner des acides faibles R1-COOH. Si le milieu réactif est neutre, on parle d'hydrolyse des esters, qui génère des acides gras et des polyalcools. Cette configuration se rapproche le plus de celle relative à l'ioduration, pour notre procédé photographique. Les esters peuvent encore subir des alcoolyses et des interesterifications ; leur statut ne change  pas mais des radicaux sont permutés. Par ailleurs, la réduction ou hydrogénolyse des esters conduit à des alcools, aldéhydes ou carbures. Si on prend comme exemple la réduction par un métal alcalin, le sodium, en présence d'un alcool R3OH, la réaction est la suivante :

R1-COOR2 + 4 Na + 2 R3OH à R1-CH2ONa + 2 R3ONa + R2ONa

            On voit donc que la cire, bien que souvent référencée comme corps inerte, peut subir sur des temps élevés de réaction une dégradation de ses esters ; il est donc possible qu'une saponification, ou plus exactement une hydrolyse ait lieu lors de l'étape de ioduration. Si de surcroît la cellulose du papier entre en jeu dans la réaction, il devient difficile de déterminer les modifications chimiques des trois constituants que sont la cire, le papier et les produits de ioduration.

 

            Corps gras et essences variées

 

            Charles Chevalier écrit déjà en 1847, au sujet du cirage du négatif après traitement : "nous avons recherché si quelques autres substances ne seraient pas également propres à donner de la transparence à l'épreuve négative, et nous avons essayé successivement : la stéarine, le blanc de baleine, l'huile, l'essence de térébenthine, les vernis ; mais rien ne nous a paru préférable à la cire, et nous croyons qu'on fera bien de s'en tenir à cette dernière substance.[6]" Cette phrase résume bien les résultats d'une fraction importante de photographes recherchant à substituer à la cire d'autres produits de huilage. Initialement, on se tourne vers d'autres corps gras, ou d'autres cires, sans rechercher de combinaisons.

            Ainsi, la stéarine est l'ester de l'acide stéarique et du glycérol ; on l'obtient par saponification des graisses naturelles. Ce corps blanc, solide, est utilisé dans la fabrication de bougies en remplacement de la cire d'abeille. L'huile, si on prend l'exemple du tournesol, est essentiellement constituée de triglycérides, esters de la glycérine. Le reste est une fraction insaponifiable.

            Les cires sont aussi un grand sujet d'expérimentation, car les variétés sont très nombreuses. On trouve tout d'abord les cires végétales : la cire de Carnauba[7], la cire de Candelilla, la cire de Ouricouri, la cire de canne à sucre, l'huile de Jojoba, la cire de Bayberry et la cire du Japon.

            Les cires animales sont au nombre de quatre : la cire d'abeille, la cire de Chine, le blanc de baleine ou spermaceti, la lanoline ou suintine.

            Les cires minérales sont aussi diversifiées, et on trouve l'ozocérite, la cire de Moutan et la paraffine.

            Parmi l'ensemble des cires, c'est la cire d'abeille et la lanoline qui sont parmi les plus réputées ; leurs compositions sont les plus complexes.

            La cire étant compatible avec une quantité importante de corps gras, des huilages comportant des combinaisons de corps gras apparaissent, comme le cirage à la paraffine et à la cire d'abeille d'Aimé Civiale, déjà évoqué. Mais l'alternative vers laquelle on se tourne à la fin des années 1850 est une ioduration couplée à une dissolution de cire d'abeille dans une essence déterminée, qu'elle soit une huile extraite d'un végétal, ou le produit d'une distillation comme l'essence de térébenthine, distillat de la gomme ou de la résine de pin. Cette partie ayant déjà été traitée dans le chapitre sur les modifications du papier ciré sec, le lecteur s'y reportera pour de plus amples précisions.

 

Les produits contemporains :

 

            Les produits de synthèse

 

De nos jours, la majeure partie des produits utilisés par les photographes du XIXème siècle sont disponibles sur le marché. Leur composition est certainement plus constante, eu égard aux protocoles de raffinage plus évolués et rigoureux.

            Cependant, les progrès de la chimie au XXème siècle ont fait apparaître de nouveaux produits de synthèse, dont l'existence est rendue utile pour remplacer des produits naturels[8] ou pour conquérir de nouveaux champs d'application. Ainsi, on trouve de nombreuses cires synthétiques :

            . les polyéthylènes, qui servent dans l'emballage, les lubrifiants et les encres

            . les cires microcristallines

            . les cires Fischer-Tropsch, qui sont utilisées dans l'emballage, les adhésifs, les bougies, la cosmétologie (sticks etc.), les encaustiques du bois…

            . les esters synthétiques

            . les amides synthétiques, qui servent pour les lubrifiants, la cosmétologie, les bougies…

            . les cires de carbone

 

 

            Le silicone et dérivés

 

D'autre part, un produit original est apparu depuis quelques dizaines d'années dans le champ industriel : c'est le silicone, que l'on trouve sous forme d'huiles, de résines ou d'élastomères. Ses éléments sont tous dérivés du silicium, un corps simple de couleur grise, métalloïde du carbone, très abondant dans la nature sous forme de silice et silicates. Il sert notamment dans l'industrie informatique pour réaliser les semi-conducteurs.

            La grande originalité des silicones réside dans leurs chaînes moléculaires qui ne sont pas carbonées ; ils sont constitués d'une longue chaîne d'oxyde de silicium (ou silice) SiO2, sur laquelle se greffent des groupements méthyles CH3. On les utilise notamment pour les greffes, étant donné leur grande inertie face aux organismes vivants.

            Les huiles silicones nous intéressent plus particulièrement ; elles se rapprochent de la formule du silicone avec une chaîne de silice au nombre d'éléments différent. On les obtient par polymérisation avec des catalyseurs acides, vers 130°C. Si on remplace les groupements méthyles par des chaînes alkyles plus longues, on obtient des huiles silicone copolymères qui sont plus solubles dans l'eau.

Les huiles silicones s'étalent très facilement sur les surfaces, car leur tension superficielle est faible : environ 20 millinewtons par mètre, contre 75 pour l'eau. Leur stabilité chimique est grande ; leur viscosité, leur conductivité etc. ne sont pas fonction de la température. C'est pourquoi on les utilise beaucoup dans le domaine de la lubrification.

            Il serait intéressant de les tester comme produit de huilage pour notre procédé photographique, étant donné leur stabilité et leur compatibilité avec les huiles minérales et les cires.

 



[1] En ce qui concerne l'histoire de l'humanité : "La cire d'abeille est certainement la plus réputée et la plus ancienne de toutes les cires naturelles : elle était utilisée comme liant par les peintres de Lascaux, comme conservateur par les embaumeurs de la Haute Egypte et continue à être utilisée pour la fabrication de cierges liturgiques." Collectif (sous la coordination de Alain Karleskind), Manuel des corps gras, Technique et Documentation, Paris, 1992, p. 297.

[2] L'abeille domestique, insecte de la famille des mellifères, est de l'ordre des hymnéoptères.

[3] Auguste Belloc, Les Quatre branches de la photographie, L'auteur, Paris, 1855, p. 366.

[4] Voir annexe, p. XXVIII.

[5] Un tableau en annexe fournit les formules développées de quelques esters contenus dans la cire d'abeille. Voir Annexes, p. XXIX et XXX.

[6] Charles Chevalier, Recueil de mémoires et de procédés nouveaux concernant la photographie sur plaques métalliques et sur papier, Baillère, Paris, 1847, p. 122.

[7] Elle provient uniquement du Brésil ; elle possède le plus haut point de fusion, entre 78 et 85°C.

[8] Comme exemple, on peut évoquer l'emploi de la cire de paraffine à la place de la cire d'abeille, pour la fabrication des bougies, pour une raison de coût. Les bougies qui ne coulent pas proviennent d'un mélange de cire de paraffine et d'acide stéarique.