Le papier, un choix capital

 

Les papiers utilisés par les calotypistes du XIXème siècle :

 

            Diversité des papiers utilisés

 

            La période historique du calotype est une époque de transition majeure pour l'industrie papetière, qui voit l'introduction du bois dans la pâte à papier à partir du milieu du XIXème siècle, avec tous les problèmes de qualité et de conservation que cela engendre. Face à ces nouveautés, les photographes utilisant les techniques sur papier vont surtout opter pour une production traditionnelle rejetant le bois et ne traitant que des chiffons récupérés. Il est ici utile de décrire cette fabrication du papier qui est restée globalement inchangée pendant un demi millénaire.

 

            Les chiffons récupérés sont tout d'abord triés. Après une fermentation en cave pendant un à deux mois, ils sont découpés en lanière à la main. On les passent ensuite dans des piles, des bacs ovoïdes en bois avec un maillet où ils sont broyés avec une grande quantité d'eau pendant 18 à 36 heures. On obtient ainsi de la pâte. On effectue une mise en feuille à l'aide d'une forme, un cadre en bois parcouru par un tamis, sur lequel on dépose une couverture amovible. La feuille ainsi créée est stockée entre du feutre et mise sous presse pour évacuer le surplus d'eau ; elle est ensuite séchée à l'étendoir. Avec ce mode traditionnel, douze personnes pouvaient fabriquer deux mille à trois mille feuilles 45x65 centimètres par jour[1].

            Un papier réalisé de cette manière ne peut être blanc ; il faut ajouter une étape chimique de blanchiment, qui consiste à ajouter dans la pâte liquide du chlore à l'état gazeux, ou du chlorure de chaux. Il reste donc malgré le lavage de la pâte des résidus de ces corps dans le papier préparé[2]. Stéphane Geoffroy note qu'un premier blanchiment peut avoir lieu avant la découpe des chiffons, par un lavage dans de l'eau, de la potasse et de la soude[3].

 

Au XVIIIème siècle, les piles sont remplacées par la pile hollandaise, une broyeuse plus efficace et au XIXème, on invente une machine automatique de mise en forme de la feuille. La qualité du papier est donc constante et relativement bonne, le coton des chiffons étant constitué principalement de cellulose pure, une substance peu sensible aux agents chimiques. La cellulose est un polymère naturel organisé en longues chaînes linéaires, les filaments micellaires par groupe de 200 à 250 molécules :


 

 

 


Ces filaments en quantité importante forment des fibrilles qui, regroupées à nouveau donnent les fibres du papier. Dans le règne végétal, on retrouve la cellulose comme constituant le plus abondant des membranes des cellules formant les tissus des plantes supérieures, cellules appelées phanérogames[4]. Les fibres de lin, chanvre, ramie etc… contiennent autant de cellulose que les poils de coton, environ 90 %.

 

            L'inventeur du calotype, Fox Talbot, utilise vers 1840 le papier des moulins de J. Whatman Turkey en Angleterre pour la mise au point de son procédé. Ce papier est produit au moulin de Hollingsworth's, à Maidstone dans le Kent[5]. C'est un vélin fabriqué à base de chiffons de lin et de chanvre, il est grené, ferme et solide[6]. Si l'on se penche sur l'époque des brevets, on s'aperçoit que dans la même localité les moulins de Chafford produisent un papier au filigrane spécifique R TURNER PATENT TALBOTYPE [7], entre 1842 et 1845. Fox Talbot aurait donc optimisé son procédé pour un papier donné, mais on peut aussi penser qu'il a fait réaliser un nouveau papier en collaboration avec le papetier. Selon Michael Gray, la production de ce papier Turner est plus tardive, vers 1852, et suit la collaboration entre la papeterie et une personne mandatée par Fox Talbot, Thomas Augustus Malone[8]. Quoi qu'il en soit, ce papier fait main subit après formation de la feuille un encollage à la gélatine[9] et facultativement à la résine, comme la majorité de la production papetière anglaise de l'époque.

            Lorsque Le Gray publie son premier traité en 1850, il conseille l'emploi du papier anglais Whatman et note que son encollage à la gélatine le rend moins sensible, mais plus résistant au bain d'acide gallique. Du côté français, il préconise les papiers Canson d'Annonay[10] ou Lacroix d'Angoulême. Il note que l'encollage à l'amidon[11] des papiers français en général les rend plus sensibles, mais aussi moins robustes que les papiers anglais mieux protégés. Selon Colin Osman, les papiers français possèdent aussi un tissage moins serré et des fibres plus longues[12]. Vers la fin des années 1840, on incorpore aux produits d'encollage de la résine ; il est cependant difficile d'obtenir les formules d'encollage, gardées secrètes par les papetiers. Anne Cartier-Bresson note cependant que Canson d'Annonay utilise à l'époque un encollage à base de résine, de fécule et d'alun sous la forme de sulfate de potassium et d'aluminium employé comme durcissant et siccatif[13].

Le Gray conseille par ailleurs une sélection drastique des feuilles : "Je choisis les feuilles par transparence, rejetant toutes les feuilles qui sont piquées d'à-jours, d'impuretés et surtout de tâches de fer[14]". Il conserve les mêmes prérogatives dans son deuxième traité.

Cependant, ce que Le Gray n'évoque jamais autrement que dans le brevet d'invention déposé le 8 décembre 1851, c'est un mystérieux laminage de la feuille cirée, qui procure une uniformité et une transparence inégalée au papier. Si l'on étudie le texte manuscrit du photographe, on réussit à déchiffrer les termes suivants : "le procédé que j'emploie pour la préparation du papier ciré consiste : à plonger le papier dans un bain de cire vierge maintenue à une température de 100 degrés centigrades, puis à l'engager entre deux cylindres chauffés et unis par la vapeur ; ces cylindres compriment l'excédent de cire qui s'écoule dans un récipient placé sous les cylindres. Cette opération enlève l'excédent de la cire et redresse le papier pour lui donner un aspect qui approche de la transparence de la glace. A la sortie du premier laminage, l'extraction de la cire ne serait pas complète ; le papier doit de nouveau passer entre les autres cylindres plus chauds et plus forts qui lui donnent une homogénéité parfaite.[15]" Ce traitement expliquerait ainsi l'extrême finesse et la grande transparence que nous avons observées sur les papiers cirés secs de la Mission héliographique.

En Europe, un autre papier fait référence dans le petit monde des photographes ; il s'agit du papier de Saxe, fabriqué en Belgique dans la papeterie Steinbach de Malmédy. Sa production commence en 1846, comme celle du papier Canson[16]. De nombreux photographes l'évoquent dans leurs traités, tel Auguste Belloc qui le conseille pour un procédé de négatif papier pour portrait. Insatisfait de la qualité des papiers français du marché, il déclare : "… malgré notre patriotisme, serons-nous toujours forcés de recommander le papier de Saxe ? [17]".

Une entreprise rend de grands services aux photographes utilisant le papier ciré sec : il s'agit de la papeterie Marion à Paris, l'une des très rares maisons à proposer à la vente du papier partiellement apprêté : "M. Marion ayant eu l'heureuse idée de joindre à sa maison, cité Bergère, 14, si connue pour ses papiers de luxe, un atelier spécial pour la préparation des papiers photographiques, chaque amateur aujourd'hui peut se procurer les papiers négatifs cirés, gélatinés, iodurés suivant différentes méthodes[18]. Marion s'approvisionne notamment aux papeteries de Rives et Canson d'Annonay. Vers 1860, Marion se spécialise dans la vente de papier albuminé pour le tirage.

On retrouve dans un de ses traités à caractère publicitaire de 1862 une liste importante de papiers négatifs ; chaque papier se décline dans sa version brute, cirée ou cirée et iodurée. Le numéro 529 est relativement épais ; le numéro 530 est extra-fin et très transparent ; le numéro 800 est térébenthino-ciré-ioduré, le papier est fin mais le procédé est un peu moins sensible que les autres. On trouve même un papier sensibilisé, le numéro 714 qu'il faut commander la veille avec le numéro du papier que l'on désire utiliser[19]. En Angleterre, une publicité du papetier John Sanford mentionne entre autre du papier négatif Sanford, Whatman, Turner, Canson Frères, Saxe mais ne fait référence à Marion que pour les papiers positifs[20].

 

            Les problèmes des papiers du XIXème siècle

 

            Lorsque le papier devient un enjeu dans le processus photographique, suite à l'invention de Fox Talbot, il ne faut pas oublier qu'il n'est pas adapté particulièrement à son rôle de support de l'image argentique, tant d'un point de vue physique que chimique. Avec les photographes, les papetiers découvrent une nouvelle clientèle ; ils sont peu nombreux mais assez revendicatifs sur la qualité du papier jugée trop insuffisante pour l'utilisation détournée qu'ils en font. Certains industriels en viennent même à regretter l'émergence de ce nouveau marché dont les protagonistes remettent en cause la qualité de leur production[21].

            Du point de vue des photographes, il faut bien dire que le papier utilisé pose de nombreux problèmes pratiques qui réduisent les chances d'obtenir au final une image acceptable. Heureusement, dirions-nous, car sans cela peut-être le procédé du papier ciré sec n'aurait pas vu le jour. En effet c'est moins pour modifier le procédé initial du calotype que pour s'affranchir des défauts du papier liés à un usage photographique que Le Gray imagine la technique du papier ciré sec. Les améliorations qu'apporte le papier ciré sec en terme de transparence ou de conservation avant exposition peuvent être interprétées alors comme la conséquence de l'inadaptation des papiers produits à cette époque.

            On trouve des traces écrites de discussions autour du papier au tout début de La Lumière. Il s'agit des comptes-rendus de séances de la Société héliographique, qui a désigné une commission chargée d'étudier le problème en entrant en rapport avec les manufactures françaises. Dans la séance du 21 mars 1851[22], Le Gray déconseille fortement l'emploi des acides pour purifier le papier, et donne sa préférence aux papiers anciens pour leur consistance. Il est difficile d'estimer la composition des papiers modernes que le photographe sous-entend ; quant aux papiers anciens, ils désignent ceux réalisés à base de vieux chiffons récupérés. Dans cette séance, Ziegler anticipe l'avenir en supposant que du papier déjà préparé sera bientôt en vente chez les marchands.

            Dans la séance du 20 avril 1851, les membres font part de leur difficulté à obtenir du papier de qualité suffisante, tout en sollicitant l'industrie papetière pour qu'elle améliore sa fabrication. Mais Durieu, parlant de Le Gray, évoque une autre alternative : "M. Le Gray, m'a montré du papier qui donne des négatifs excellents ; c'est tout simplement du papier ordinaire, qu'au moyen d'une préparation il met en état de produire de bonnes épreuves négatives. Il n'y aurait donc pas à se préoccuper de fabrique spéciale, si la bonté du papier ne dépendait plus que de la préparation à lui faire subir après sa fabrication[23]". Sans le nommer, le cirage est donc bien le moyen de contourner l'écueil d'un papier encore trop peu adapté.

            D'ailleurs, à la séance du 11 mai 1851[24], les membres semblent être au courant du stratagème déployé par Le Gray, car celui-ci est évoqué par le Président. Ce dernier évoque son entretien avec le papetier Firmin Didot, lui confirmant que fabriquer en petite quantité un papier spécial n'est pas viable économiquement, car la production régulière doit être stoppée durant plusieurs jours. Le Gray fait part de la malhonnêteté occasionnelle des marchands sur la vente du papier : "… et encore, on ne vous en livre que si vous prenez une rame d'un autre papier moins bon et au même prix ; c'est là un genre de spéculation auquel on n'est point disposé à se laisser prendre."

            De rares entreprises répondent tout de même à l'attente des photographes. Dans son unique traité de 1852, Baldus rappelle "que les fabricants de papier avouent eux-mêmes qu'il leur est difficile de pouvoir garantir que deux rames de papier sont exactement de la même qualité", mais il note les progrès apportés par la papeterie de Rives : "jusqu'à présent aucun de ces fabricants n'avaient fait des essais suivis pour parvenir à produire des papiers spécialement convenable à la photographie, et qu'on en était réduit à demander à l'Angleterre et à l'Allemagne les papiers qu'on ne trouvait pas en France. Enfin, MM. Blanchet frères et Kléber, de Rives, ont bien voulu entreprendre cette fabrication toute spéciale…[25]". Il convient de noter que la maison Marion est un client de la papeterie de Rives. On retrouve dans La Lumière en 1855 un texte évoquant les qualités du papier BFK de Rives, formulé par ses producteurs : "pureté parfaite de la pâte, homogénéité complète du tissu, privé d'à jours, qui sont un défaut capital dans les négatifs ; absence presque complète d'étincelles métalliques, souvent fort abondantes dans quelques fabrications.[26]" Robert Hunt fait d'ailleurs référence à ces piqûres métalliques, qu'il attribue à l'utilisation du kaolin, destiné à charger le papier et à lisser sa surface ; cet élément contenant de l'alumine et de la silice serait responsable de ces traces[27].  

            L'année 1855 est rendue importante au sujet du papier par la publication d'un ouvrage de Stéphane Geoffroy sur l'emploi des papiers du commerce en photographie. Ce livre est évoqué par de nombreux auteurs de l'époque[28]. Geoffroy y explique les différents inconvénients rencontrés : si l'épaisseur du papier n'est pas constante, l'imprégnation chimique est inégale. Le laminage entre des feuilles de zinc ou de cuivre poli, lors de la finition du papier, aplatit trop les grains et créé des minuscules tâches noires, dues à l'oxydation ; il peut aussi engendrer des extensions aléatoires des fibres dans les bains. Si le papier subit un collage à la cuve (ajouté à la pâte), celui-ci est peu efficace[29].

            Pour y remédier, Geoffroy propose tout d'abord de traiter le papier à l'acide pour éliminer les corps gras, traitement que déconseille Le Gray[30]. Mais il conseille surtout l'usage d'un encollage supplémentaire nommé prosaïquement enduits améliorateurs. Ceux-ci sont destinés à renforcer le papier contre les différents bains et à  assurer une meilleure adhérence de la couche image. Trois formules différentes sont données ; elles ne représentent cependant que l'ajout successif de matières déjà utilisées pour encoller les papiers, à savoir l'amidon, le lactose, l'albumine. L'introduction du iodure engendre en quelque sorte une pré-ioduration.

 

Produits utilisés

Méthode de préparation

A : Eau distillée 0,2L

      Iodure d'amidon 25g

      Sucre ordinaire 10g

Faire bouillir la solution A, laisser refroidir et filtrer.

 Bien dissoudre la solution B.

Pour la solution C, battre les œufs, laisser reposer et décanter.

Mélanger les solutions A, B, C et filtrer.

Plonger le papier 4 minutes dans la solution.

B : eau distillée 200g

     Sucre de lait modifié 30g

C : eau distillée 200g

     Blancs d'œufs 4

 

Enduits améliorateurs de Geoffroy (1855)[31].

   

            Il faut reconnaître à Geoffroy le mérite d'offrir une méthode simple et logique aux photographes, consistant à adapter le papier aux procédés photographiques avec un encollage approprié. Cette méthode est toujours utilisée, notamment pour les procédés de tirage alternatifs. Vers la fin de son ouvrage, Geoffroy, rival tacite de Le Gray, écorne la renommée du papier ciré sec qui, "passé ensuite dans un bain iodurant à l'eau qui doit le pénétrer mécaniquement, se trouve ramené, au point de vue du grain, à un état bien plus fâcheux qu'avant toute préparation."[32]

            Helmut Gernsheim évoque un autre problème fréquemment rencontré dans la fabrication des papiers à base de vieux chiffons. Il s'agit des résidus cuivrés des montures de boutons qui, incorporés dans la pâte, engendrent des tâches ou piqûres sur le papier[33]. Nous avons d'ailleurs observé ces symptômes sur plusieurs négatifs papiers de Louis Robert, lors d'une exposition précédemment évoquée. Par ailleurs, l'introduction des piles hollandaises dans le processus de fabrication diminue la résistance du papier au pliage, car ses fibres ne sont plus malaxées, mais découpées.

            Ainsi, en dépit des efforts réalisés, et étant donné la courte vie du négatif papier, les photographes n'ont jamais eu à leur disposition un papier véritablement dédié au procédé, mais seulement optimisé vis-à-vis de la production de l'époque. Charles Aubrée résume bien l'idéal et la réalité du marché : "le jour où nous aurons un très-bon papier, la photographie marchera rapidement et nous atteindrons bien certainement ce fini de détails qu'on obtient aujourd'hui sur la plaque métallique ; mais en attendant ces heureux résultats dans la fabrication du papier, je recommande de choisir un papier à lettre très-blanc, sans azur, d'une texture très-serrée et très-transparent, assez fort pour ne pas se déchirer après avoir séjourné pendant quelques heures dans un bain d'eau.[34]"

 

L'offre actuelle :

 

            Caractéristiques physico-chimiques suivant les procédés de fabrication

 

L'introduction de la pâte à bois dès le milieu du XIXème siècle modifie les modes de production du papier. En effet, ce matériau n'est pas uniquement constitué de cellulose et nécessite donc de nouveaux traitements. Aujourd'hui, c'est l'élément essentiel de la production  papetière, utilisé dans 95 % des cas. Avant le bois, on s'est servi de la paille entre 1850 et 1860, mais le papier généré est de mauvaise qualité.

Le bois contient 30 à 50 % de cellulose pure. Nous ne revenons pas sur cet élément déjà étudié dans le précédent chapitre.

Le bois contient par ailleurs des hémicelluloses, des polymères se rapprochant de la cellulose mais à la chaîne plus courte et souvent ramifiée, qui enrobent les filaments micellaires. On trouve les hexosanes, qui donnent des sucres en C6 par hydrolyse, comme la manose ; les pentosanes, qui donnent des sucres en C5 par hydrolyse, comme le xylose ; pour finir, un mélange de ces deux éléments.

Le composant le plus délicat - pour l'industrie papetière - que contient le bois est la lignine. Ce corps cyclique est constitué d'un noyau benzénique en C6, de groupements méthoxyles OCH3, hydroxyles OH et carbonyles CO. C'est une matière plastique naturelle, assez instable car insaturée, subissant l'action de la lumière et se dissolvant dans les matières alcalines. La lignine représente 15 à 30 % du bois. Elle colore la pâte en jaune si aucun traitement n'est opéré.

Le bois contient aussi de l'holocellulose, un polysaccharide.

Le bois est enfin constitué de matières résineuses, des acides organiques et des esters ; des matières minérales, du calcium, potassium, magnésium et sodium ; des matières pectiques, des gommes se dissolvant aisément.

 

La fabrication du papier que nous allons décrire maintenant se rapporte à  l'industrielle papetière moderne ; on ne doit pas la comparer aux productions manuelles ou mécaniques traditionnelles, dont les méthodes suivent en général les usages du XIXème siècle[35].

Initialement, les pâtes mécaniques[36] provenant du bois ont générées un papier qui se conservait mal, la lignine présente créant un jaunissement anticipé de la feuille. Deux procédés différents ont alors été mis au point.

Les pâtes chimiques au bisulfite ont permis au XIXème siècle le remplacement rapide des chiffons par le bois. De nos jours, elles ne sont que peu employées (10%). Ce procédé dégrade la lignine en acides ligno-sulfoniques solubles, par contact avec des gaz soufrés (dioxyde de soufre et anhydride sulfureux). Les acides sont donc éliminés de la pâte ; on élimine aussi une partie des hémicelluloses. Le papier n'est pas encore blanc.

Le second procédé est aussi ancien que le premier. Cependant, les pâtes au sulfate ou pâtes Kraft ont été peu employées au XIXème siècle car le papier créé était brun[37] ; c'est depuis la seconde guerre mondiale que son utilisation s'est développée, des procédés de blanchiment ayant été mis au point. Pour obtenir une pâte au sulfate, on fait réagir à chaud le bois avec de la soude, en catalysant avec du sulfure de sodium, et on récupère une pâte liquide et une liqueur alcaline ; cette liqueur contient la lignine du bois, ainsi qu'une partie des hémicelluloses et quelques résines. Elle est soustraite à la pâte et recyclée[38].

 

Que le papier provienne de l'un ou l'autre des procédés, il doit subir ensuite un blanchiment, si on le destine à l'imprimerie. Les pâtes au bisulfite sont simples à blanchir ; on réalise en général l'opération en un seul stade, en traitant avec une solution d'hypochlorite de calcium (eau de Javel). On peut aussi utiliser les peroxydes, ou le bioxyde de chlore. Pour obtenir un blanchiment maximal, on fait subir à la pâte une chloration au chlore gazeux, une alcalinisation à la soude et un passage à l'hypochlorite.

Les pâtes au sulfate sont beaucoup plus complexes à blanchir. Elles nécessitent au minimum cinq stades.  Si le blanchiment comporte sept stades, le sixième est un traitement à l'anhydride sulfureux et le septième au bioxyde de chlore. Les normes actuelles visent à éliminer le chlore dans le processus de blanchiment ; on trouve des procédés sans chlore ECF (elementary chlorine free), ou sans aucun composé chloré, TCF (totally chlorine free). Le dioxygène, l'ozone ou le peroxyde d'hydrogène sont alors utilisés.

 

Le papier subit encore plusieurs traitements, susceptibles d'introduire de nouveaux éléments chimiques à l'intérieur des fibres.

Ainsi, le papier est chargé, c'est-à-dire enduit avec une poudre fine, pour améliorer l'imprimabilité, accroître l'opacité et augmenter la stabilité dimensionnelle. La charge la plus commune est le kaolin, qui augmente l'imprimabilité. On trouve aussi du talc, du gypse…

Des adjuvants peuvent être ajoutés au papier : l'amidon assure une cohésion interne de la feuille, les azurants optiques augmentent artificiellement la blancheur[39] tandis que les résines synthétiques pourvoient à la rétention des charges.

  Le collage du papier s'effectue soit dans la masse, c'est-à-dire que les composants sont ajoutés dans la pâte, soit en surface, après formation de la feuille. Ce dernier mode de collage est plus efficace. Le collage sert à diminuer la porosité du papier, provenant du caractère hydrophile naturel de la cellulose. On a vu qu'à l'époque de Le Gray, les principaux agents de collage étaient l'amidon et la gélatine animale. C'est à cette époque que l'on commence aussi à utiliser de la colophane.

Les papiers collés sont ensuite laminés et lissés à sec ou encore humides, par des rouleaux en fonte ou en acier. Le satinage s'effectue en calandre, une machine composée de rouleaux en métal recouverts de cellulose comprimée ; le traitement agit alors par compression et friction.

Enfin, la dernière opération que le papier peut subir est le couchage, qui va préparer la surface à l'impression en masquant ses défauts. Le principe est une application d'un composant en couche mince, inférieure au micron. On utilise pour ce faire du kaolin, du carbonate de calcium précipité, du blanc satin ou du sulfate de baryum pour les papiers photographiques. L'adhésif entre le papier et le produit de couchage est soit de l'amidon, soit de la caséine, soit un mélange des deux additionné d'un latex synthétique.


            Problèmes engendrés

 

            La production papetière moderne introduisant de nombreux éléments chimiques dans les processus de fabrication, des problèmes nouveaux apparaissent pour assurer une bonne conservation du papier. Ces problèmes sont intimement liés à l'instabilité chimique relative de la cellulose.

            En effet, la cellulose possède une réactivité chimique importante, accentuée surtout par les groupements hydroxyles OH qu'elle comporte. La cellulose peut alors subir une hydrolyse, en milieu acide : l'attaque se porte sur les groupements hydroxyles, et il y a formation d'esters et d'éthers [40]. Ce phénomène se rencontre surtout pour les pâtes mécaniques. L'encollage à la colophane augmente l'hydrolyse car le sulfate d'aluminium qu'elle contient est un sel acide.

            La cellulose peut s'oxyder ; l'attaque se situe aux mêmes endroits que l'hydrolyse, et il y a formation d'aldéhydes, de cétones et d'acide sulfurique. La lignine du bois catalyse cette réaction, car elle se dégrade en peroxydes qui sont de puissants oxydants. La colophane s'oxyde aussi facilement et se transforme en peroxyde.

            La cellulose peut encore subir une réticulation : catalysée par l'humidité, la chaleur ou un milieu acide, elle engendre une fragilisation et un racornissement des fibres du papier.

            Il faut ajouter à ces problèmes d'autres facteurs qui facilitent l'instabilité chimique du papier. Les radiations ultraviolettes de la lumière du jour dégrade la lignine résiduelle ; ce phénomène est surtout critique pour des papiers provenant de pâtes chimiques, plus chargées en lignine. Par ailleurs, la pollution atmosphérique contient des gaz, le dioxyde de sulfure, le dioxyde d'azote, le monoxyde d'azote, l'ozone… qui contribuent à la catalyse de l'oxydation et de l'hydrolyse de la cellulose.

            Il est difficile de déterminer pour notre procédé photographique les réactions chimiques parasites susceptibles de se produire ; on peut évoquer cependant la présence de l'élément chlore dans le papier, provenant du blanchiment chimique de la pâte, dans le cas d'une fabrication non ECF ou TCF. Il est possible que cet halogène se combine au nitrate d'argent de la sensibilisation et voile le papier.

 

 

            Vers de nouvelles solutions de conservation

 

            Pour éliminer l'acidité interne des papiers, les bibliothèques ont recours à la désacidification de masse du papier. Il s'agit de neutraliser l'acide fort ou faible par une base forte. On traite par cette méthode un grand nombre de livres simultanément, sans les dérelier, en introduisant un fluide, gaz ou liquide, qui va neutraliser l'acidité et déposer une réserve alcaline dans la masse. On a aussi testé au cours du XXème siècle une grande quantité de solutions alcalines pour stabiliser la cellulose[41]. Les procédés de désacidification de masse sont nombreux :

            . procédé au carbonate de méthylmagnésium, utilisé par la Bibliothèque Nationale

            . procédé Bookkeeper

            . procédé au diéthyl-zinc

            . procédé lithco-FMC

            . procédé Booksaver

            . procédé de la British library

 

            D'autre part, on s'est tourné vers la racine du problème en proposant la fabrication d'un papier inerte chimiquement. L'International Standard Organization a ainsi fixé en mars 1994 la norme ISO 9706 pour le papier permanent (la norme ANSI Z39.48 pour le système américain). Pour être déclaré permanent, un papier doit répondre aux critères suivants :

            . avoir un pH de l'extrait aqueux de la pâte à papier compris entre 7,5 et 10

            . avoir un indice Kappa[42] de la pâte à papier inférieur à 5

            . avoir une réserve alcaline supérieure ou égale à 2 % d'équivalent de carbonate de calcium

            . avoir une résistance à la déchirure supérieure à 350 milliNewtons (si le grammage est supérieur à 70g/ m²)

            On reconnaît le papier permanent au signe mathématique de l'infini ∞ dans un cercle portant en dessous la mention ISO 9706.

            D'après le catalogue de la papeterie anglaise Atlantis, la dénomination du papier permanent en France est variable, et l'on parle aussi de papier sans acide, ou papier neutre. De plus, la norme américaine équivalente pour le papier permanent est la norme ANSI Z39.

 



[1] Gérard Martin, Michel Petit-Conil, Le papier, Presses universitaires de France, 6ème édition corrigée, Paris, 1997, p. 7.

[2] William Stones, "Papier photographique", La Lumière, 22 avril 1854, p. 63.

[3] Stéphane Geoffroy, Traité pratique pour l'emploi des papiers du commerce en photographie, Cosmos, Paris, 1855, p. 15.

[4] Marcel Chêne, Nicolas Drisch, La cellulose, Presses universitaires de France, Paris, 1967, p. 7.

[5] "It had good wet strength, a smooth surface and generraly uniform texture although variations were encountered when used for such a critically demanding process as photography." H. P. J. Arnold, William Henry Fox Talbot Pioneer of photography and man of science, Hutchinson Benham, London, 1977, p. 126.

[6] Marie-Ange Doizy, Pascal Fulacher, Papiers et moulins. Des origines à nos jours, Arts & Métiers du Livre, Paris, 1997, p. 116.

[7] Colin Osman, « Calotype papers and Richard Turner of Chafford Mills », The Quarterly, n°22, avril 1997, p. 1.

[8] Michael Gray, The photography of John Muir Wood. An accomplished amateur 1805-1892, Nishen, London, 1988, p. 25.

[9] "La gélatine est une protéine naturelle fabriquée à partir du collagène. Elle est composée de groupes amino-acides reliés entre eux par des chaînes polypeptidiques. Insoluble dans l'alcool, elle gonfle dans l'eau froide sans s'y dissoudre et forme dans l'eau chaude une pseudo-solution qui se refroidit en donnant un liquide visqueux ou une gelée." Anne Cartier-Bresson, Les épreuves photographiques sur papier salé, thèse de doctorat, Université de Paris I, 1984, p. 14.

[10] Canson aurait fabriqué et commercialisé du papier photographique depuis 1846. Carole Darnault, Papiers sensibles. L'image révélée. Exposition Rives 16 nov - 4 déc 97, Aramhis, Rives, 1997, p. 6.

[11] "Les amidons sont des hydrates de carbone, d'origine végétale, provenant des céréales (riz, blé,…) ou des pommes de terre (fécule). Il s'agit de polysaccharides, dont la formule chimique est (C6 H10 O5 )n . C'est un polymère naturel de même composition que la cellulose, mais possédant d'importantes ramifications latérales leur conférant une certaine solubilité." Anne Cartier-Bresson, op. cit., p. 14. Cette solubilité entraîne donc des problèmes de conservation dans les bains.

[12] Colin Osman, op. cit., p. 2. Voir à ce sujet "Question des papiers", La Lumière, 18 juin 1855, p. 95.

[13] Anne Cartier-Bresson, op. cit., p. 10.

[14] Gustave Le Gray, Traité pratique de photographie sur papier et sur verre, Baillère, Paris, 1850, p. 3.

[15] Gustave Le Gray, (…) Genre de papier préparé pour la photographie, par Mr Jean Baptiste Gustave Le Gray peintre photographiste, n°7 chemin de Ronde de la Barrière de Clichy, à Paris, brevet d'invention n°12738, 8 décembre 1851, p. 2. Pour le texte original, voir les annexes, p. II. Les termes soulignés, très peu lisibles, ne sont qu'une proposition de l'auteur.

[16] Carole Darnaud, « Le papier photographique de Rives, 1850-1914 », Congrès de Lyon, ICOM Committee for Conservation, août 1999, vol. II, p. 546.

[17] Belloc Auguste, Les quatre branches de la photographie, L'auteur, Paris, 1855, p. 79 et 118.

[18] La Sorinière, Traité complet et pratique de photographie, A. Texier, Paris, 1854, p. 30.

[19] Auguste Marion, Pratique de la photographie sur papier simplifié par l'emploi de l'appareil conservateur des papiers sensibilisés et des préservateurs-Marion à l'usage de tout le monde, A. Marion, Paris, 1862, p. 86-88. L'extrait d'un catalogue de la maison Marion datant de 1870 est reproduit en annexe, p. XXV.

[20] Journal of the Photographic Society of London, volume III 1856-1857, J. R. Major, London, 21 janvier 1857, n. p., n°50.Voir l'annexe, p. XXIV.

[21] "On the whole, papermakers regarded the photographers until the early 1850s as somewhat of a nuisance. The potential market was small and the criteria for the elimination of contaminants were considered to bee too stringent." Michael Gray, op. cit., p. 25.

[22] "Question des papiers", La Lumière, 30 mars 1851, p. 29.

[23] "Question des papiers", La Lumière, 20 avril 1851, p. 42.

[24] "Question des papiers", La Lumière, 11 mai 1851, p. 54.

[25] Baldus, Mémoire déposé au secrétariat de la société d’encouragement pour l’industrie nationale contenant les procédés à l’aide desquels les principaux monuments historiques du Midi de la France ont été reproduits par ordre du Ministre de l’Intérieur, par Edouard Baldus, peintre, Masson, Paris, 1852, p. 7-8.

[26] MM. Blanchet frères et Kléber, "Notice sur les papiers photographiques", La Lumière, 10 mars 1855, p. 40.

[27] Robert Hunt, Photography : a treatise on the chemicals changes produced by solar radiation, and the production of pictures from nature, by the daguerreotype, calotype, and other photographic processes, John Joseph Griffin & CO, London, 1851, p. 18.

[28] Voir Auguste Belloc, op. cit., p. 101 ;  Van Monckhoven, Méthodes simplifiées de photographie sur papier, Marion, Paris, 1857, p. 17 ; La Lumière, 18 juin 1855, p. 97.

[29] Stéphane Geoffroy, Traité pratique pour l'emploi des papiers du commerce en photographie, Cosmos, Paris, 1855, p. 27, 29, 31, 32.

[30] Ibid., p. 42. Goeffroy immerge quelques heures le papier dans une solution d'acide citrique puis le passe dans une solution alcaline ammoniacale pour obtenir à nouveau un pH neutre. Le papier est lavé à l'eau.

[31] Ibid., p. 47.

[32] Ibid., p. 58.

[33] Helmut Gernsheim, The History of photography, Oxford University Press, London, 1955, p. 138.

[34] Charles Aubrée, Traité pratique de photographie sur papier et sur verre et sur plaques métalliques, Wulf et Compagnie, Paris, 1851.

[35] La fabrication traditionnelle du papier est décrite au début du chapitre.

[36] N'ayant subies qu'un broyage physique.

[37] D'où le nom de papier Kraft, utilisé notamment pour l'emballage.

[38] Cette réaction génère une famille de gaz parmi les moins supportés par l'odorat humain : les mercaptans, qui résultent de la réaction de la lignine sur le sulfure de sodium.

[39] Ils transforment une partie de l'ultraviolet en radiations bleues visibles.

[40] Marcel Chêne, Nicolas Drisch, op. cit., p. 41. La cellulose est en effet un trialcool.

[41] Le bicarbonate de baryum en 1936, l'hydroxyde de calcium en 1940, le bicarbonate de calcium en 1940, le bicarbonate de magnésium en 1957, l'hydroxyde de magnésium en 1978 etc.

[42] Cet indice indique la résistance à l'oxydation, qui est liée à la présence de lignine.