Le traité de 1850 :

 

            Lorsque Le Gray publie son Traité pratique de photographie sur papier et sur verre chez l'éditeur Baillère en juin 1850, cela ne fait que trois ans environ qu'il expérimente la photographie sur papier. Cette date de publication peut passer pour prématurée ; cependant Le Gray fait part dans son traité d'une expérience réelle, et d'une grande science de l'expérimentation dans laquelle on peut déceler les années d'apprentissage de la peinture chez Paul Delaroche[1].

            Le premier traité de Le Gray contient en grande partie le mode de préparation du négatif papier ainsi que du positif. Il ne contient donc pas de nouveautés par rapport au traité de Blanquart-Evrard de 1847. Comme on l'a vu dans sa biographie, Le Gray travaille déjà sur le papier ciré sec en 1850 ; on peut se demander alors pourquoi il publie un premier traité si tôt, alors qu'il aurait pu créer un impact plus retentissant en introduisant le papier ciré sec dans une première publication. Certes, Le Gray inaugure la mode du traité de photographie qui a cours entre les années 1850 et 1870 ; pour de nombreux amateurs, un traité personnel est source de valorisation et de reconnaissance, même si dans le contenu il n'y a point de nouveautés, mais seulement quelques modifications personnelles.

            Outre la préparation du papier négatif et positif, Le Gray dresse un réquisitoire contre l'usage du support verre, dans son introduction :

 

"L'avenir de la photographie est tout entier dans le papier. Je ne saurais trop engager l'amateur à y diriger toute son attention et ses études. L'épreuve négative sur verre est plus fine, il est vrai ; mais je crois que c'est là une fausse route, et que le but est d'arriver au même résultat avec le négatif sur papier. Le verre est difficile à préparer, fragile, embarrassant en voyage, et moins rapide à recevoir l'image lumineuse.

 

Aussi, quoique ses résultats soient d'une finesse extrême, j'exprime le vœu que l'on s'efforce de perfectionner la fabrication du papier, de manière à arriver à la même finesse ; ce qui n'est pas impossible, puisque j'en ai de certaines
qualités qui me donnent des résultats parfaits. D'ailleurs, avec l'application d'une couche d'albumine sur le papier, on obtient des résultats qui peuvent rivaliser en netteté avec ceux que donne le verre.[2]
"

 

            Le Gray parle ici du procédé de négatif sur verre à l'albumine, inventé en 1846 par Niépce de Saint-Victor. Ce procédé se rapproche du négatif papier dans les formulations ; il comporte une ioduration couplée à un encollage à l'albumine, une sensibilisation classique au nitrate d'argent et à l'acide acétique, et un développement à l'acide gallique[3]. Comme Le Gray le note, le procédé de Niépce de Saint-Victor est moins sensible que le négatif papier, caractéristique qui le rendra obsolète par la substitution de l'albumine avec le collodion par Scott Archer en 1851.

            En proposant d'enduire le papier d'albumine, Le Gray évoque déjà le problème de l'encollage du papier, procédé qu'il développera dans le traité de 1851 pour contrer les défauts physiques et chimiques du papier. Le papier qu'il privilégie est le Whatman anglais, "légèrement glacé, dans les poids intermédiaires entre 6 et 12 kilogrammes la rame, format coquille. Pour le portrait le mince vaut mieux et l'épais pour le paysage et les monuments. Son encollage à la gélatine plus corsé le rend un peu moins rapide que nos papiers français ; mais par cela même il supporte bien plus longtemps sans se piquer l'action de l'acide gallique, et regagne ainsi ce retard apparent [4]". Les papiers français utilisés par Le Gray proviennent des frères Canson d'Annonay, et de Mr Lacroix d'Angoulême. L'auteur explique que leur plus grande rapidité est due à la présence d'amidon dans le collage. Le Gray sélectionne ses papiers par transparence, en éliminant chaque feuille ne serait-elle que légèrement piquée ou tâchée. De même, il élimine des papiers dont la trame est visible. Toutes ces caractéristiques que donne l'auteur dans le choix du papier montre bien l'importance capitale de cette étape, qui conditionne la qualité future du négatif et du positif obtenu ensuite par contact. Après le paragraphe sur le papier, Le Gray explicite en détails chaque opération chimique rentrant dans l'élaboration du négatif papier.

 

 

 

 

 

Etapes

Produits utilisés

Méthode d'enduction

Encollage

Eau distillée 1L

Colle de poisson 20g

Faire fondre au bain-marie

 

Ioduration

encollage 365g

Iodure de potassium 13g

Bromure de potassium 4g

Chlorure de sodium 2g

 

Par immersion d'une vingtaine de feuilles dans le bain[5]

 

 

Sensibilisation

Eau distillée 140g

Nitrate d'argent cristallisé 16g

Acide acétique cristallisable 35g

Par application sur une plaque de verre enduite avec la solution, du côté ioduré, jusqu'à la perte de la coloration violacée[6]

Développement

Solution saturée et décantée d'acide gallique

Par flottaison sur une fine pellicule de solution[7]

 

Fixage

Eau filtrée 800g

Hyposulfite de soude 100g

(Déconseillé : eau 1 L

Bromure de potassium 24g)

 

Par immersion, 1/2 heure à 3/4 d'heure

Lavage

Eau

Utiliser plusieurs eaux pendant une demi-heure

Cirage

(en fonction du négatif)

Cire vierge

Par chauffage de la cire, puis compression dans des buvards

 

Formulations du procédé humide de Le Gray (traité de juin 1850).

 

            Le Gray donne au fil de son récit de précieux renseignements sur le choix de sa chimie. Ainsi il explicite l'ajout de bromure de potassium car celui-ci préserve au développement les blancs du papier, fragilisés par l'acide gallique. La quantité assez importante de bromure de potassium "permet de laisser l'image se développer sur l'acide gallique un temps beaucoup plus considérable sans se tâcher, et d'acquérir ainsi une épreuve
très puissante de modelé
.[8] " Le chlorure de sodium quant à lui donne plus d'intensité à l'image.

            Pour l'étape de sensibilisation, Le Gray conseille de laisser la feuille s'imprégner d'acéto-nitrate d'argent jusqu'à ce que la teinte violacée du papier iodurée disparaisse ; l'opération dure de une à cinq minutes. On le verra plus tard, cette méthode est conservée pour le papier ciré sec. Cette perte de coloration signifierait que tout l'iodure et le bromure de potassium se sont combinés avec le nitrate d'argent pour former du iodure et du bromure d'argent. Mais la manipulation de Le Gray manque encore de rigueur, car il ne procède pas au rinçage de la feuille, ce qui éliminerait le nitrate d'argent en excès.

            Pour fixer l'épreuve dans le châssis, Le Gray se sert d'une ardoise et d'une feuille de papier humidifiée, sur lesquelles il place la feuille sensibilisée encore humide. Le temps de pose à la chambre dépend de nombreux paramètres :

 

"Je ne puis préciser le temps de l'exposition à la lumière, l'expérience seule pouvant bien le démontrer. De ce temps d'exposition dépend toute la beauté de l'image : je ne saurais donc trop engager à bien s'y attacher. Pour un portrait à l'ombre, avec un objectif de plaque entière, double, verres de 8 centimètres de diamètre, je fais poser entre 20 secondes et 2 minutes ; et au soleil, de 2 à 12 secondes. Pour le paysage, avec un objectif normal simple et un diaphragme de 15 à 20 millimètres de diamètre, l'exposition devra être de 40 secondes à 5 minutes au soleil suivant son intensité.[9]"

 

 

            Le développement à l'acide gallique est l'étape la plus aléatoire, dans le sens où le temps nécessaire varie beaucoup en fonction du sujet, du temps d'exposition choisi qui ne peut être estimé que par expérimentations successives. Le Gray donne des conseils selon le ton de l'épreuve :

 

"Si elle devient immédiatement noir-gris partout, elle a été exposée trop longtemps à la lumière. Si les grandes lumières, qui doivent être les plus grands noirs du négatif, ne deviennent pas plus foncées que les demi-teintes, l'exposition a encore été trop longue. Si le temps d'exposition a été trop court au contraire, les lumières seules se marquent faiblement en noir et l'image finit par ne plus se modifier et s'égalise partout. Si ce temps a été convenable, on obtient une épreuve superbe, qui doit présenter des contrastes du noir au blanc bien arrêtés et bien transparents.[10]"

 

            Pour accélérer le développement, Le Gray utilise une méthode déjà utilisée par Fox Talbot : le chauffage de l'acide gallique. Cette façon d'opérer paraît assez hardie, étant donné son caractère manuel ; Le Gray se sert d'un bain-marie qu'il place sous le plateau de développement, ce qui permet, dit-il, de fournir une température homogène sur toute la surface.

            Comme nous l'avons déjà évoqué dans la biographie de Le Gray, ce dernier déconseille l'usage du bromure de potassium pour l'opération de fixage, au profit de l'hyposulfite de soude. Il a connaissance du processus chimique qui se passe pendant le fixage à l'hyposulfite : "le fixage au bromure n'a pas au contraire cette permanence, parce qu'il n'enlève aucunement les préparations du papier [11]", à l'inverse d'un fixage à l'hyposulfite.

Le cirage de l'épreuve est réalisée en fonction de son état. Si le négatif est peu dense et contrasté, Le Gray déconseille de le cirer, et préfère intercaler au tirage une feuille de papier transparent cirée entre le négatif et la feuille positive sensibilisée. Sinon, rien ne l'empêche, et l'auteur explique que le cirage donne plus de transparence et aussi protège le papier du nitrate d'argent de l'épreuve positive. L'opération est réalisée à l'aide d'une plaque en argent chauffée (car l'argent est un fort convecteur de chaleur) et d'un fer à repasser :

 

"(…) ayez une grande plaque de doublé d'argent comme pour une épreuve daguerrienne, placez-la sur un trépied horizontalement ; puis chauffez-la en promenant dessous une lampe à esprit-de-vin et en même temps avec l'autre

 main frottez dessus un morceau de cire vierge qui se fond. Quand vous avez une belle couche de cire fondue, déposez l'envers de votre cliché dessus et facilitez-en l'adhérence parfaite à l'aide d'une carte. Lorsqu'il est bien également imbibé, retirez-le et le placez entre plusieurs feuilles de papier blanc ordinaire sur lesquelles vous passez un fer modérément chaud pour enlever l'excès de cire. Le degré de chaleur du fer est suffisant lorsqu'une bulle de salive envoyée dessus frémit sans s'en détacher.[12]"

 

La seconde partie de l'opération permet d'obtenir un cirage homogène et élimine les sur-épaisseurs de cire qui créeraient des zones sur l'image. Ainsi, seul le papier est graissé par ce traitement. Page dix-sept à vingt-trois de son traité, Le Gray donne la méthode d'obtention de l'image positive. Ensuite, il retranscrit la méthode de négatif sur verre à l'albumine de Niépce de Saint-Victor, et poursuit sur une préparation de négatif sur papier à l'albumine et son pendant positif : "un des meilleurs services que rende l'albumine à la photographie est sans contredit son application à la préparation du papier positif, auquel elle donne un éclat et une vigueur que l'on peut difficilement obtenir autrement.[13]" Ainsi, on peut se demander si c'est bien Blanquart-Evrard qui a découvert le premier une méthode de tirage à l'albumine, comme il est communément admis chez les historiens.

La fin du traité est réservée à des détails techniques de prise de vue, d'organisation du matériel et de besoins en produits chimiques[14]. En conclusion, Le Gray fait part de ses recherches actuelles, des pistes qu'il expérimente, et surtout évoque - l'un des premiers - l'usage du collodion :

 

"Appendice. Je travaille dans ce moment un procédé sur verre par l'éther méthylfluorhydrique, le fluorure de potassium et de soude, dissous dans l'alcool à 40 degrés, mêlé à l'éther sulfurique et saturé ensuite de collodion. Je fais ensuite réagir l'acéto-nitrate d'argent, et j'obtiens une épreuve à la chambre noire en vingt secondes à l'ombre. Je développe l'image par une dissolution très-étendue de sulfate de fer et fixe par l'hyposulfite. J'espère arriver par ce procédé à une très-grande rapidité. L'ammoniaque, le bromure de potassium me donnent de grandes variations de promptitude. Aussitôt que mes expériences seront complétées j'en publierai le résultat par un appendice. L'application sur le verre en est très-facile. Les mêmes réactifs employés avec l'albumine et la dextrine donnent aussi un excellent résultat très-prompt. J'expérimente aussi sur un mucilage produit par un fucus, sorte de varech, qui me paraît devoir être d'un grand avenir. J'ai l'espoir d'arriver à faire ainsi un portrait en 3 ou 4 secondes. [15]"

 

Selon Joseph-Maria Eder, la formule de Le Gray au collodion n'est pas réalisable parce que le fluorure de potassium ne donne pas d'image photographique et que l'éther fluorhydrique n'est en ce temps là que très peu connu[16]. Mais on peut se demander pourquoi Le Gray choisit ce fluorure, qu'il ne cite même pas dans sa liste de produits chimiques nécessaires. C'est une hypothèse, mais l'auteur s'est peut-être trompé de produit, et a voulu parler du bromure ou de l'iodure de potassium. La formule deviendrait alors fiable. Quoi qu'il en soit, ce texte a permis à Le Gray d'obtenir une reconnaissance quasi équivalente à celle du sculpteur anglais Scott Archer dans la paternité du collodion, pour une majeure partie des historiens de la photographie, avec une forte dominante française, il est vrai. On reconnaît quand même à Archer le fait d'avoir le premier publié un procédé au collodion clair et fiable dans sa globalité[17].

 

Il faut finir ce paragraphe sur le premier traité de Le Gray en comparant ses formules avec celles de l'amateur lillois, Blanquart-Evrard. Si l'on se fonde sur le traité de 1847 de ce dernier, Le Gray a tout comme Guillot-Saguez éliminé le premier bain de nitratation. Les chimies de l'ioduration sont quant à elles semblables, - la proportion de bromure de potassium étant plus élevée - tout comme les étapes suivantes ; seul le fixage est différent, Le Gray déconseillant la stabilisation au bromure de potassium,  sauf comme solution première lors d'une expédition photographique.

 



[1] Au fil des pages des différents traités de Le Gray, on parvient à imaginer l'auteur utilisant les solutions chimiques à la manière des peintres, additionnant des pigments pour obtenir de nouvelles couleurs.

[2] Gustave Le Gray, Traité pratique de photographie sur papier et sur verre, Baillère, Paris, 1850, p. 1-2.

[3] Georges Potonniée, op. cit., p. 252.

[4] Gustave Le Gray, op. cit., p.3.

[5] "Prenez de cet encollage encore chaud 365g ajoutez-y : iodure de potassium 13g bromure id. 4g chlorure de
sodium 2g. Laissez bien fondre le mélange, puis filtrez dans un linge fin. Mettez cette dissolution encore chaude dans un grand plat et plongez-y complètement votre papier feuille à feuille, l'une sur l'autre, ayant bien soin de chasser les bulles d'air qui pourraient se former. Mettez ainsi environ 20 feuilles à la fois. Retournez ensuite toute la masse, de manière à commencer par la première feuille immergée, et pendez-les pour les sécher en les piquant par un angle avec une épingle recourbée en S que vous accrochez à un fil tendu en l'air
." Ibid., p. 4-5.

[6] "Au moment de faire une épreuve, versez de cet acéto-nitrate d'argent sur un plateau en porcelaine ou une glace rebordée bien horizontale, environ un millimètre d'épaisseur. Je me sers à cet effet d'une pipette ou tube effilé pour puiser le liquide, afin d'éviter la pellicule qui se forme à sa surface et tache l'épreuve sans qu'on puisse y remédier ensuite. Saisissez une feuille de papier ioduré par deux angles diagonaux, et la déposez, d'un côté seulement, sur le plateau en tenant les deux angles rapprochés l'un de l'autre, et étendant le milieu d'abord sur l'acéto-nitrate d'argent ; abaissez les deux angles perpendiculairement et répétez ce mouvement deux ou trois fois, de manière à exercer une pression qui chasse les bulles d'air qui pourraient se former. (…) Evitez avec le plus grand soin que l'acéto-nitrate d'argent ne passe sur le dos du papier, ça produirait des inégalités de sensibilité et par conséquent des taches." Ibid., p. 7-8.

[7] "Versez-en sur un plateau bien horizontal environ 1 millimètre d'épaisseur. Vous étendez le liquide à l'aide d'une bandelette de papier blanc. Appliquez alors l'image dessus comme sur l'acéto-nitrate d'argent, évitant toujours que le liquide ne passe au dos de l'épreuve. Suivez son développement, qui s'aperçoit facilement à travers l'épaisseur du papier. Il faut la laisser ainsi tant que le dos de l'image ne commence pas à se tacher. Quand elle est bien vigoureuse, retirez-la promptement et mettez-la sur un autre plateau pour la laver à plusieurs eaux, en frottant légèrement le dos avec un doigt pour enlever les dépôts cristallins qui peuvent le tacher." Ibid., p. 11-12.

[8] Ibid., p. 6.

[9] Ibid., p. 10.

[10] Ibid., p. 12.

[11] Ibid., p. 14.

[12] Ibid., p. 16.

[13] Ibid., p. 30.

[14] Le Gray évoque l'utilisation du cyanure de potassium comme détachant, mais met le lecteur en garde : "Nota. Le cyanure est un poison très-actif, il faut l'employer avec la plus grande précaution ; il sert à enlever les taches formées sur les mains par le nitrate d'argent - on en met environ 1 gramme sur 10 d'eau - si on avait des coupures ou gerçures, il faudrait bien se garder de s'en servir. Je prends tous mes produits chimiques chez Mrs Véron et Fontaine, chimistes, rue des Francs-Bourgeois-Saint-Michel, N°8." Ibid., p.36.

[15] Ibid., p. 42.

[16] Eder Joseph Maria, Die Photographie mit dem Kollodiumverfahren, W. Knapp, Halle, 1927, p. 5.

[17] Helmut Gernsheim rappelle qu'un troisième homme a revendiqué la paternité du collodion, Robert J. Bingham, sans toutefois publier un véritable traité. (A concise history of photography, Thames and Hudson, London, 1965, p. 32.